Dans quelles circonstances avez-vous été amené à rédiger votre ouvrage « Justice parallèle, justice partiale » ?
En 2015/2016, j'ai pu constater la place sans cesse grandissante des réseaux sociaux dans le suivi des affaires judiciaires, spécialement les affaires les plus médiatisées. Ce qui m'a frappé, c'est la violence de nombreux commentaires contre tel ou tel protagoniste d'un dossier (mis en examen ou auxiliaires de justice) ou tel journaliste : voir le dernier procès relatif au dossier « Outreau », celui de Daniel Legrand fils (cour d’assises des mineurs d’Ille-et-Vilaine, mai-juin 2015), ou encore la mort de la petite Fiona au printemps 2013 et ses suites judiciaires. Accusations de révisionnisme judiciaire, de complaisance pour les pédocriminels et les tueurs d’enfants, amalgames, appels au meurtre, et j’en passe... A contrario, les juges autoproclamés de la nouvelle « e-quisition » prenaient sans beaucoup plus de nuance la défense d'une femme condamnée par deux cours d'assises à dix ans de réclusion criminelle pour le meurtre de son conjoint avant d'être graciée par le président Hollande – vous aurez reconnu Jacqueline Sauvage (aujourd’hui décédée, paix à son âme). Bien entendu, tous ces Fouquier-Tinville ou Zola « 2.0 » ne connaissent rien ou presque des dossiers qu'ils (mal)traitent. On pourrait se contenter de les ignorer, mais qu’en est-il de leur possible influence sur le fonctionnement de l’institution judiciaire ? Tout cela méritait qu’on y regarde de plus près.
Par ailleurs, je me suis intéressé à un phénomène moins récent mais également problématique : la recherche de nouveaux suspects, de coupables de substitution dans certains dossiers sensibles. Parfois, cela relève du pétard mouillé ; exemple : un détective privé ayant déniché et harcelé un « autre Omar », qui aurait pu faire un coupable très acceptable à la place du jardinier Omar Raddad, meurtrier de sa patronne Ghislaine Marchal (la célèbre affaire « Omar m’a tuer »).
Mais on sait que suite au rebondissement relatif à l'affaire Grégory le 14 juin 2017 (la mise en cause de nouveaux suspects, en particulier Marcel et Jacqueline Jacob, grand-oncle et grand-tante de la victime), Jean-Michel Lambert, premier magistrat instructeur du dossier, s'est suicidé le 11 juillet suivant à son domicile, au Mans. Or, il se trouve que j'avais une relation épistolaire avec lui, et qu'il avait préfacé mon livre paru chez Coëtquen Editions le 28 février 2017 : « Coulisses judiciaires ». Face au geyser d’erreurs, de mensonges et d’approximations colportées sur ce dossier en général et sur mon défunt préfacier en particulier, je ne pouvais rester sans réagir.
Votre ouvrage se présente comme un réquisitoire contre la chasse à l’homme. Pourriez-vous être plus précis ?
J’entends montrer aux lectrices et lecteurs que, en insultant copieusement tel ou tel protagoniste d’un dossier judiciaire (qu’il soit innocent, coupable, simple témoin, etc.) bien à l’abri derrière son ordinateur, sa tablette ou son smartphone, on adhère à une version moderne du lynchage. Difficile de ne pas songer à celles et ceux qui, lors des grands procès de l’histoire judiciaire, venaient assister aux audiences comme s’ils se rendaient à un cocktail ou à une soirée – je vous renvoie aux souvenirs du journaliste et ancien résistant Jean-François Dominique dans son livre « L’affaire Petiot » (Paris, Ramsay, 1980) : « On se serait cru, pendant les seize après-midi du procès, à une première qui n’aurait pas eu de générale […] Odieuse ambiance. » (p. 197)
Par ailleurs, je souhaite amener à une autre prise de conscience : relayer sans précaution ou vérification les hypothèses pas toujours sérieuses (voire carrément farfelues) de certains enquêteurs privés et auxiliaires de justice cherchant à relancer un dossier criminel, c’est courir un risque énorme. Celui d’ « atomiser quelques vies », pour reprendre une expression de l’écrivain feu Frédéric H. Fajardie.
Pour rédiger vos ouvrages sur la Justice, vous disposez d’une documentation considérable. Comment faîtes-vous ?
Je travaille sur Dame Justice et son traitement médiatique depuis plus de quinze ans ; pendant tout ce temps, j’ai pu réaliser des entretiens, me procurer des livres, des articles, des copies de décisions judiciaires, des pièces issues de procédures, grâce à mes recherches et mes nombreux contacts (bien informés sur tous ces sujets). Travail de longue haleine, sachant qu'au départ, je ne connaissais pas grand-chose de la Justice et du droit pénal. Par ailleurs, j’ai eu la satisfaction de pouvoir assister en grande partie au dernier procès du tueur Francis Heaulme (cour d’assises d’appel des Yvelines, Versailles, décembre 2018), et mes notes d’audience m’ont permis de compléter mes informations sur le dossier du double meurtre de Cyril Beining et d’Alexandre Beckrich (Montigny-lès-Metz, 28 septembre 1986) et sur Anacrim, le logiciel d’analyse criminelle utilisé par la gendarmerie depuis avril 1995 et dont on a beaucoup parlé dans cette affaire et lors de la relance de l’affaire Grégory.
Pour rester sur cette dernière affaire, une anecdote : bien avant qu’ils ne circulent sur Youtube, j’étais en possession d’une compilation d’enregistrements audio du Corbeau, précisément depuis fin octobre 2008. Notamment l’enregistrement du printemps 1983 où on constate, au tout début, qu’il s’agit d’une voix de femme.
Votre ouvrage est paru en septembre 2019. Depuis un an, comment voyez-vous l’évolution des phénomènes étudiés dans « Justice parallèle, justice partiale » ?
Sur la question du regard des réseaux sociaux sur les dossiers judiciaires, je ne suis pas très optimiste. Voyez ce qui s’est passé à partir de l’automne 2019 sur Twitter : des insultes d’une violence ahurissante contre divers protagonistes du dossier Villemin, dont mon défunt préfacier ou encore Murielle Bolle – éternellement présentée dans les médias comme le témoin-clé du présumé enlèvement du petit Grégory. Pourquoi ce déferlement ? Parce qu’une série documentaire proposée par Netflix à partir du 20 novembre 2019, techniquement bien faite mais partiale, a eu une audience considérable ; à juste titre, Nicole Lambert, la veuve du magistrat, a accusé cette série d’attiser « une haine dangereuse », dans un communiqué co-signé avec sa fille Pauline et daté du 12 décembre suivant.
Autre affaire ayant fait grand bruit sur les sites communautaires depuis l’année dernière : la mort d’Elisa Pilarski, cette jeune femme enceinte de 29 ans tuée par des morsures canines lors d’une promenade avec Curtis, le chien de son compagnon – le 16 novembre 2019, en forêt de Retz, sur la commune de Saint-Pierre-Aigle (Aisne). Pour nombre d’observateurs internautes, c’était plié : les auteurs de ce carnage étaient forcément les 62 chiens de l'équipage de vénerie Le Rallye la Passion qui chassaient le chevreuil dans les mêmes bois ce jour-là, et nos fins limiers n’ont pas manqué de sonner l’hallali contre la chasse à courre. S’élever contre cette pratique est une chose, condamner d’office avant la communication du moindre résultat ADN en est une autre.
Las, le rapport rédigé par deux vétérinaires (Alain Mayer et Christian Diaz, experts près les cours d’appel de Reims et de Toulouse) daté du 24 octobre dernier (46 pages, hors annexes) a démontré que c’est Curtis – un american pit bull terrier introduit illégalement en France – qui a causé le décès de la malheureuse, et non les chiens de chasse. Malgré cela, beaucoup n’en démordent pas, comme le prouve la consultation de Twitter : « 2 experts à 2 balles », « ça sent le pot de vin », « j’ai jamais vu un truc qui sent autant l’embrouille »… Convenons-en : pour cette affaire comme pour bien d’autres, l’incendie du hashtag n’est pas prêt de s’éteindre.
Selon vous, que faut-il faire pour lutter contre ces dérives ?
J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : je ne suis pas spécialement favorable à l’instauration d’une police numérique de la pensée (loi Avia ou autre). Le mieux est d’inviter les internautes à s’informer de la meilleure manière possible, tant sur la forme – en se référant à des notions juridiques précises – que sur le fond – en revenir aux éléments factuels.
Un exemple : j’évoquais la série de Netflix sur l’affaire Grégory ; précisons ici qu’elle reprend une vieille piste, dite « de l’insuline ». Concrètement : sur la foi des déclarations du garde champêtre de Docelles, une boite en carton contenant une ampoule d’insuline et une seringue ont été trouvées le 9 novembre 1984 au bord du Barba, le petit affluent de la Vologne qui se jette dans la rivière en plein centre du village. Du coup, l’hypothèse d’une anesthésie de l’enfant par intraveineuse a été émise, plus exactement avec de l’insuline prescrite à Jeanine (mère de Murielle Bolle) pour son diabète. Seul hic : cette construction intellectuelle a déjà été démontée lors du procès de Jean-Marie Villemin à Dijon, comme le confirmera une décision judiciaire périphérique, en l’occurrence un arrêt de la cour d’appel de Versailles (1ère chambre, 1ère section, 19 mai 2011, n° 09/08148) déboutant Murielle Bolle de sa plainte en diffamation contre l’ex-journaliste Laurence Lacour (pour son livre Le Bûcher des innocents, édition de septembre 2006) et son éditeur (Les Arènes) : « Elle [Laurence Lacour] aurait pu ajouter que les débats devant la cour d’assises en décembre 1993 ont révélé que l’emballage, l’aiguille et le flacon d’insuline provenaient de trois lots différents, que le médecin ne prescrivait pas ce type d’insuline, que le pharmacien n’avait jamais vendu ce médicament à la mère de Murielle Bolle, laquelle n’avait appris à faire les piqûres que postérieurement aux faits criminels mais il aurait fallu qu’elle aborde de nouveau cette piste dans son compte rendu d’audience, ce qu’elle n’a pas fait. »
[J’ajouterai ce qui n’est peut-être qu’un détail : au début du premier épisode de la série, l’extrait de l’enregistrement du Corbeau où la voix féminine n’est pas encore contrefaite a été retiré. Chacun appréciera.]
Avez-vous un nouvel ouvrage en préparation ?
Tout à fait, un essai dont le titre provisoire est « Coupables innocents La justice en zone grise ». Un livre qui confirmera, si besoin était, « la complexité de l’œuvre de justice » – pour reprendre une expression de mon regretté préfacier.